/ Par Hugo Verit
Ça ne vous aura pas échappé : l’intelligence artificielle est incontestablement l’un des sujets du moment. Histoire d’ancrer un peu le débat dans le réel, on est allés à la rencontre d’artistes qui utilisent cette nouvelle technologie dans leur travail.
Attention : démystification !
L’IA par-ci, l’IA par-là… Tout le monde en parle alors – y a pas de raison – nous aussi. Depuis que ChatGPT a
débarqué dans nos vies fin 2022, le sujet brûle toutes les lèvres, celles des pro, des anti, et même les « je ne me prononce pas » se prononcent… Avec en sous-texte, cette question : sommes-nous à l’aube d’un bouleversement
généralisé ? « En réalité, ça fait plus de 30 ans que des entreprises de différents secteurs se sont emparées de ce domaine-là, relativise Éric Gaussier, directeur du Multidisciplinary institute in artificial intelligence (MIAI) à Grenoble. Mais ce qui est nouveau, c’est le fait que des outils d’IA générative comme ChatGPT aient pu se répandre aussi largement dans la société. Aujourd’hui il est très difficile de savoir si cette IA tiendra toutes les promesses qu’on lui prête. Pour l’instant, il s’agit juste d’un outil du numérique, rien de plus… »
Un nouvel outil qui intéresse aussi les artistes. Rien d’étonnant : l’art et les innovations diverses ont toujours entretenu des liens étroits (flagrants dans le cinéma et la musique). Alors, l’intelligence artificielle ne fait pas exception.
Pour certains, il s’agit avant tout de questionner l’IA en elle-même, de l’éprouver afin de voir ce qu’elle a dans le ventre. Ainsi, la Compagnie du Jour, pour sa dernière création Empreinte(s), a demandé au MIAI de confectionner une intelligence artificielle capable d’interagir sur scène avec des comédiens. « Elle intervient comme un personnage dans la pièce. Chaque acteur est muni d’un micro, et l’IA reconnaît 14 phrases auxquelles elle sait qu’elle doit répondre. Mais les comédiens ne savent jamais à l’avance ce qu’elle va dire », explique Karim Troussi, metteur en scène de la compagnie grenobloise. La pièce met en lumière certaines contradictions entre numérique et écologie (nous y reviendrons), mais elle est aussi un moyen de « comprendre, de démystifier et d’amener le débat sur l’espace public. Nous, on ne voulait ni rejeter ni accepter les choses d’emblée, mais créer de la réflexion, discuter avec les chercheurs ».
Dans le même genre, la dramaturge Milène Tournier a récemment signé un texte théâtral, intitulé 27 fois la Muraille de Chine : je me suis posé la réponse, dialogue savoureux (si l’on en croit les premières pages disponibles gratuitement) entre l’artiste et ChatGPT. Milène Tournier n’a pas retouché les textes de l’IA afin de montrer
les différences évidentes entre son langage de poétesse et celui d’un ChatGPT beaucoup plus rationnel, conçu pour trouver du sens à toute chose (et y compris à lui-même).
MACHINE (À ÉCRIRE)
Mais d’un point de vue plus pragmatique, justement, l’IA apparaît aujourd’hui comme une aide à l’écriture pour les créateurs, une aide à l’inspiration, au même titre que l’immensité encyclopédique de Google ou les rayonnages plus tangibles d’une bibliothèque. Ainsi, Pierre Schefler, chanteur et compositeur du duo
grenoblois Cocotte, s’en sert comme d’un dictionnaire de rimes augmenté : « Quand j’ai épuisé ma liste de rimes ou de synonymes et que je veux reformuler quelque chose dans mes paroles, je demande à ChatGPT des paraphrases pour me donner des idées et m’emmener ailleurs. » Le metteur en scène de la Compagnie du Jour, Karim Troussi, en fait un usage similaire : « Oui c’est un bon allié. Converser avec une IA, lorsque je suis seul, me permet d’alimenter une réflexion. Mais ce qui est frustrant, c’est que l’IA est conçue pour être d’accord avec nous, toujours aller dans notre sens. Alors que, en tant qu’artiste, j’ai besoin qu’on me dérange, qu’on me contredise, et ça il n’y a qu’un humain pour le faire. » Voici une des premières déficiences de l’IA : sa consensualité. Mais il y en a bien d’autres, comme le souligne Pierre Schefler : « Je pourrais lui dire « écris-moi une chanson là-dessus » et la chanter, mais là je saurais que ce ne sont pas mes paroles et surtout, ça n’aurait pas du tout l’ambiance que je cherche. C’est impossible pour ChatGPT d’écrire une chanson précisément comme je l’imagine. Ça demande trop de nuances et de subtilités artistiques et personnelles. Un algo comme ça ne peut pas les saisir. »
ET MAINTENANT, PROMPTEZ !
L’intelligence artificielle peut aussi être utile afin de combler des lacunes purement techniques. Kanto, créateur grenoblois de musiques électroniques, a longtemps utilisé l’IA afin de générer des images lors de ses lives. Pas spécialement graphiste au départ, il y a vu une opportunité pour créer des visuels de qualité et donner à ses concerts une autre dimension : « J’utilisais un glitch sur Stable Diffusion, une IA open source, afin de créer une sorte de film sous forme de zoom infini [cf. le clip Berzingue de Flavien Berger pour voir à quoi cela peut ressembler, ndlr]. Ça me permettait de parler de sujets concrets tout en gardant un côté poétique et contemplatif. » Mais ne croyez pas qu’il s’agit là d’un travail prémâché, bien au contraire. Pour qu’une IA génère un résultat, il faut lui
donner des instructions écrites (les prompts) suffisamment précises. C’est un langage particulier, pas évident à maîtriser. « Certes, on peut arriver à faire des choses magnifiques, mais cela demande tellement de temps avant de parvenir à un résultat satisfaisant, il y a un côté chercheur d’or qui est un peu fatigant. Et puis je n’étais pas totalement à l’aise avec l’idée que ce n’était pas tout à fait moi qui produisait ces images. Cela pose aussi des questions sur le droit d’auteur… »
Aujourd’hui, Kanto préfère se lancer dans la modélisation 3D grâce à un logiciel spécifique qui ne fonctionne pas avec l’IA.
Vis-à-vis de l’intelligence artificielle, tous les artistes que nous avons interrogés partagent ce ressenti contradictoire : ils sont à la fois très impressionnés… et un peu déçus. Tous conscients de ses grandes limites actuelles. Difficile donc de céder à la panique et aux discours catastrophistes qui théorisent le « grand remplacement » de toute une somme de métiers par l’IA. Enseignante-chercheuse en arts du spectacle à l’UGA, Julie Valero observe et analyse l’usage du numérique dans le domaine du spectacle vivant. Selon elle, « cela va surtout menacer une production artistique qui n’est pas forcément la plus qualitative. Ou en tout cas, tout ce qui est de l’ordre de la production sérielle très standardisée, comme les séries Netflix ou les romans à l’eau de rose. Mais ce qui va toujours manquer à une IA, c’est le geste artistique ». Elle ajoute que certaines professions, au sein du milieu culturel, seront aussi directement impactées : les doubleurs et les traducteurs notamment. Des métiers nécessitant un savoir-faire très spécifique. Alors, est-ce la fin d’une ère, celle qui portait la technique, voire la virtuosité, aux nues ? « La popularisation de la MAO [musique assistée par ordinateur, ndlr] et du home studio posait déjà ces questions-là à l’époque, et aujourd’hui c’est très bien perçu. Ça a permis de démocratiser la musique », constate Kanto.
CATASTROPHE ECOLOGIQUE
Pour lui, comme pour les autres, les vrais problèmes de l’IA sont ailleurs : ses biais qui ont pour conséquence de perpétuer une vision du monde manquant de diversité ; la non-transparence des grands acteurs du secteur ; et surtout son coût environnemental. Pour devenir fonctionnelle, une intelligence artificielle doit être entraînée sur une base de données. Cette phase d’entraînement nécessite l’emploi de nombreux data centers, extrêmement gourmands en ressources diverses, notamment en électricité et en eau. L’Agence internationale de l’énergie donne un chiffre parlant : une requête sur une IA générative consomme 10 fois plus qu’une recherche sur Google. Alors que l’on assiste à une véritable course à l’armement en matière d’IA – près de 110 milliards d’euros d’investissements privés en France, dont la moitié par les Émirats Arabes Unis, comment appeler ça autrement ? –, la question va vite devoir se poser sérieusement. Comment concilier capitalisme technologique et planète en souffrance ? On a demandé à ChatGPT et il nous a pondu un texte tout en langue de bois. Une vraie réponse de ministre…
