/ Par Hugo Verit
Depuis quelques années, on observe une raréfaction des concerts de rock, et plus globalement de musiques amplifiées, dans les bars de Grenoble. Malgré un voisinage moins tolérant vis-à-vis des nuisances sonores, ces cafés-concerts tentent prudemment de continuer à assumer leur rôle, essentiel pour la scène musicale actuelle.
Il y a une dizaine d’années, à Grenoble, tout amateur de rock, de punk, et plus largement de musiques amplifiées, pouvait sans mal trouver son compte, tant dans les salles classiques (comme l’Ampérage) que dans certains bars. On se souvient de l’Art-Ti-Cho, où les batteurs s’en donnaient à cœur joie, du Fréquence café à l’ambiance ouatée, de l’Engrenage et son parquet casse-gueule, et bien sûr du Bauhaus, haut lieu de la musique actuelle alternative. On s’en souvient puisqu’ils ne sont plus. Si tous n’ont pas fermé pour cette raison-là, on sait néanmoins que ces lieux peinaient à organiser des concerts, face à un voisinage de plus en plus sensible aux bruits, et parfois de plus en plus belliqueux.
Et nous voici dix ans plus tard, dans une ville où plus personne – ou presque – n’ose accueillir une batterie et des guitares un peu trop saturées dans son bar. Sur ce terrain-là, le dernier des Mohicans s’appelait le Ptit Labo. Ce café-concert du quartier Saint-Bruno proposait une programmation réjouissante, exigeante et souvent punk dans son petit espace. Mais depuis janvier 2024, la fête est finie. « Suite à une plainte du voisinage pour nuisances sonores, on a dû stopper les concerts. On a réalisé une étude d’impact acoustique, s’en sont suivis quelques travaux pour limiter les émergences sonores. Aujourd’hui, on n’a pas le droit de dépasser les 75 décibels. Rien que des gens qui parlent, c’est 68-69 dB, donc on ne peut plus brancher un ampli guitare ou installer une batterie. Si on souhaite organiser des concerts de musiques amplifiées en respectant la loi, on doit faire un cube totalement hermétique phoniquement à l’intérieur du bar. Mais ça coûte 30 000 euros, c’est pas possible pour notre petite structure », regrette l’équipe du Ptit Labo. Certains leur suggèrent de programmer des petites formes acoustiques… pas vraiment dans leur ADN : « On n’a jamais eu trop envie de faire jouer des groupes de reprises folk. Nous ce qu’on veut défendre, c’est toute une culture alternative. »
PRUDENCE, PRUDENCE…
Fort heureusement, les cafés-concerts n’ont pas disparu de la ville, loin de là. Mais dans ce contexte difficile, la plupart préfèrent rester prudents : « Chez nous, la batterie c’est vraiment l’exception : quand on connaît les batteurs et qu’on sait qu’ils ne jouent pas trop fort. Et puis à 22h, on coupe le son », raconte Anthony du Cymbaline, petit bar de la rue Jean-Jacques Rousseau. Il poursuit : « Pendant le concert, on vérifie qu’on ne dépasse pas les 90 décibels, ce qui fait peu de volume, on le sait. On aimerait bien faire jouer des groupes plus énervés, mais si on veut continuer à organiser un concert par semaine, on ne peut pas. C’est vraiment dommage, car ça réduit l’offre culturelle à Grenoble. Clairement, un groupe de hardrock ou de metal qui débute a très peu de solutions pour jouer. » Mêmes inquiétudes du côté des Rutilantes, où Émilie a accueilli, une fois, le groupe de rock Fontanarosa : « C’était une expérience, c’était super mais je ne recommencerai pas car trop de pression. Au final, je n’ai jamais eu de souci avec le voisinage, mais on fait les choses avec une telle boule au ventre que ça en devient très inconfortable. Désormais, je m’en tiens à accueillir des petites formations sans batterie ou des DJ sets. » Et puis il y a ces camps retranchés, ces lieux jouissant d’une situation plutôt favorable, où le voisinage est moins un problème qu’ailleurs. Le Bivouak Café, « perdu » au beau milieu de la Correspondance, ou le Trankilou, niché sur les grands boulevards. Deux lieux qui accueillent – alléluia – des groupes à batteurs : « On n’a pas de voisinage mitoyen et on a la chance d’avoir cette salle à l’étage, qui est isolée du bar, pour organiser les concerts. Là-haut, on ferme toutes les fenêtres – il fait très chaud, on met des ventilos de partout, mais au moins on ne dérange pas », explique Vincent du Trankilou. Lorsqu’on lui demande combien de propositions arrivent, chaque semaine, dans leur boîte mail, il regarde son téléphone et fait le compte : « J’ai reçu 13 demandes sur les trois derniers jours, soit une trentaine par semaine. Et ça va du groupe qui débute à des musiciens de Massilia Sound System ou un DJ qui, deux jours avant, jouait devant 60 000 personnes ! »
LE PUBLIC AU RENDEZ-VOUS
Ce déséquilibre entre l’offre et la demande, l’association Blue Veins Production l’a bien expérimenté. Organisatrice de concerts rock depuis quelques années, elle s’est récemment tournée vers les cafés-concerts pour pouvoir continuer son activité : « On a longtemps cherché à programmer dans des cadres plus institutionnels, à l’Ampérage par exemple, mais on n’a jamais réussi à trouver un modèle économique qui tienne. Ensuite, on a voulu créer un festival mais on a abandonné car il n’y a plus de financements pour les assos culturelles. Alors les cafés-concerts se sont imposés. Pour nous, c’est moins d’enjeux financiers, moins de pression. C’est aussi moins d’enjeux pour le public qui n’a pas à payer une place et se sent plus libre. On fait des concerts au chapeau et on observe que les gens sont assez généreux », témoignent Mickaël et Raphaëlle. Il y a quelques mois, Under 45 et Sharon Tate Modern – deux groupes de rock – contactent l’association pour trouver une date à Grenoble, dans la continuité de leur tournée dans la région. « Quand on a commencé à démarcher les bars, on s’est heurté à une réalité. Beaucoup sont sursollicités, comme le Commun des Mortels ou le Bivouak Café, d’autres adoreraient nous accueillir mais ne peuvent pas, à l’image du Ptit Labo. » La solution est finalement venue du café Saint-Bruno qui accepte sporadiquement quelques dates. « Et ça a très bien marché. On a eu plus de monde que pour certaines dates à l’Ampérage… » Un exemple supplémentaire qui démontre une évidence : les cafés-concerts s’avèrent précieux dans l’écosystème des musiques actuelles. « Beaucoup d’artistes, qu’on retrouve par la suite dans des salles bien plus grandes, ont démarré dans des cafés-concerts. Tu commences par là, ou dans le métro. Mais à Grenoble, y a pas de métro », relève Jérôme du Ptit Labo.
Afin de défendre ce maillon essentiel, le collectif Culture Bar-Bars, basé à Nantes, est parvenu en 2019 à convaincre l’Assemblée nationale de voter un amendement élargissant la loi d’antériorité aux activités culturelles, et donc aux cafés-concerts. Ce droit d’antériorité rend irrecevable la plainte d’un riverain qui se serait installé après l’ouverture d’un bar ou d’un restaurant. Le Centre d’information sur le bruit nous précise néanmoins : « Le droit de pré-occuper ne constitue pas un droit de gêner. Si l’établissement ne respecte par les émergences réglementaires de bruit, les riverains pourront le cas échéant obtenir réparation. »
« Beaucoup d’artistes
ont démarré dans
des cafés-concerts…
ou dans le métro.
Mais à Grenoble,
y a pas de métro. »
UNE AIDE INDIRECTE DE LA VILLE
Mais le bruit, c’est un problème parmi d’autres. Les caf’conc’ dénoncent aussi régulièrement un vide juridique autour de leur activité, notamment par rapport aux exigences liées à la rémunération des artistes, à l’accueil du public, etc. Démunis, ils tiennent à interpeler la Municipalité sur leur situation et demandent à être mieux accompagnés et soutenus. Lucille Lheureux, adjointe aux cultures, est bien consciente de leurs difficultés : « La question du bruit est un enjeu de santé majeur et la Ville a à charge de trouver un équilibre entre cet enjeu et la convivialité, le vivre-ensemble, le soutien aux artistes. Mais on reconnaît tout à fait que la vie culturelle passe aussi par les cafés-concerts et que la législation sur le son reste imparfaite. Cependant, en tant que Ville, on ne peut pas subventionner directement ces établissements privés. C’est pour cela qu’on a adhéré, en 2023, au Groupement d’intérêt public (Gip) Cafés Cultures, dans lequel les collectivités peuvent mettre de l’argent et constituer un pot commun pour aider les cafés-concerts de leur territoire à rémunérer les artistes. Pour l’instant, Grenoble verse 5000€ par an et on est tout à fait ouvert à mettre davantage si besoin. »
Une chose est sûre : toutes les personnes que nous avons rencontrées sont de bonne volonté et n’ont aucune envie d’embêter leur voisinage. Ces bars – qu’on n’a pas pu tous citer (il y a également le Coq-Tail, le Bar Radis, etc.) – essaient, eux aussi, de trouver cet équilibre dont parle Lucille Lheureux. « On fait vraiment de notre mieux pour atteindre ce compromis, conclut Nicolas de La Crique Sud. Il faut bien comprendre qu’en tant que débit de boisson, notre rôle est aussi d’être vigilants, d’assurer la sécurité du public. Si on disparaît, les concerts et la fête se passeront de toute façon ailleurs, hors de notre contrôle… »
