/ Par Hugo Verit et Benjamin Bardinet
Récemment nommé directeur du Tracé d’Échirolles, une entité municipale réunissant le Centre du graphisme, le musée Géo-Charles et le musée de la Viscose, Étienne Hervy a fort à faire dans ses nouvelles fonctions. D’abord « réparer » une structure qui a connu moult remous ces derniers temps, ensuite contribuer à populariser le design graphique, parent pauvre de l’art visuel français.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours, qui vous conduit aujourd’hui à diriger le Centre du graphisme, et plus largement le Tracé (entité regroupant également le musée Géo-Charles et le musée de la Viscose) ?
Étienne Hervy – J’étais étudiant en école de journalisme lorsque je suis entré en tant que stagiaire au magazine Étapes, publication spécialisée dans le graphisme qui existe depuis 1994. Ils m’ont gardé et je suis devenu rédac’chef adjoint puis rédac’chef tout court, ce qui m’a permis de rencontrer pas mal de graphistes, de visiter des ateliers, des studios, de venir à Échirolles pour le Mois du graphisme à quelques reprises, et d’aller aussi au festival de Chaumont, l’autre astre français dans la galaxie du graphisme. Là-bas, avec ma collègue d’Étapes, on a construit une première exposition en 2007, et ça m’a un peu donné le virus. Je me suis retrouvé à la tête du festival de Chaumont trois ans plus tard où j’ai contribué à créer un lieu dédié au graphisme, Le Signe. Ensuite je me suis mis à mon compte pour enseigner et continuer le commissariat et la scénographie d’expo, je suis passé par l’ESAD de Valence, puis j’ai repris mon indépendance (enseignement, commissariat) avant de répondre fin 2023 à une offre pour devenir directeur artistique du Tracé d’Échirolles.
On ne va pas se mentir : vous arrivez à la tête du Tracé à un moment délicat. L’ancienne directrice et une partie de son équipe ont dû quitter leurs fonctions suite à un rapport de la Chambre régionale des comptes en mars 2024 mettant au jour certaines irrégularités. Comment vous positionnez-vous dans ce contexte ?
É.H. – En effet, depuis mon recrutement en tant que directeur artistique, ma mission a changé. Je suis maintenant directeur et ce qu’on nous demande avant tout, à moi comme à la nouvelle équipe, c’est de réparer, de réactiver ce qui a été interrompu et de rouvrir les trois lieux du Tracé. À savoir le Centre du graphisme, le musée Géo-Charles qui est un musée d’art abritant la collection du poète du même nom ainsi que quelques acquisitions, et le musée de la Viscose dédié à la mémoire ouvrière et au patrimoine industriel local. Maintenant, on s’est tout de même donné quelques directions. Notamment retisser du lien. Auprès de la commune bien sûr, et plus particulièrement des écoles avec lesquelles on a déjà initié des projets de fresques participatives. À ce niveau-là, les choses se tissent assez facilement. Mais au-delà c’est plus compliqué. Car à Échirolles, on est de l’autre côté du Rio Grande et il faut réussir à trouver quelques gués pour traverser. On aimerait travailler avec la Métropole (où l’on compte au moins trois formations sur le graphisme), avec le Département – on est par exemple en discussion avec la Maison Ravier à Morestel… Et puis il y a l’échelle nationale où nous sommes clairement reconnus grâce à notre Biennale du design graphique.
« Les Français connaissent Savignac, Toulouse-Lautrec,
et c’est à peu près tout. »
Vous avez donc déjà quelques projets dans les tuyaux. Quels sont-ils ?
É.H. – En termes de programmation, on vise ce mois de mars pour un accrochage au musée Géo-Charles autour de Géo-Charles, c’est-à-dire une personne qui a eu une vie, qui a une production en tant que poète, qui a travaillé comme directeur de la revue Montparnasse (dans laquelle il y avait aussi bien des textes que des œuvres visuelles) et qui a été un collectionneur. En avril, au Centre du graphisme, on accueillera l’expo Sprint en partenariat avec le centre d’art Maba à Nogent-sur-Marne. Ce sera sur le thème du sport et on y verra notamment une affiche de Grapus (collectif très reconnu, auteur notamment du logo du Secours Populaire français, ndlr), mais aussi des choses historiques remontant aux années 20 comme des tenues de sport réalisées par l’artiste Varvara Stepanova, très chouettes. À l’été, on va investir le parc du musée GéoCharles, qui est normalement fermé à cette période, et pour la rentrée, on prépare une exposition – la première exclusivement produite par la nouvelle équipe du Tracé – consacrée au graphisme à Grenoble. La marque de fabrique du Centre du graphisme, c’était d’aller au bout du monde (Mexique, Russie, Iran, Japon, Pologne…). Nous on va faire la même chose mais sur Grenoble, parce qu’on peut y aller en tram (sourire).
À travers votre parcours, et lorsqu’on vous entend parler, on comprend que le design graphique est devenu une immense passion. Quel en a été le point de départ ?
É.H. – Mes premiers émois dans ce domaine-là, avant de candidater à Étapes, je pense que c’était les pochettes de disque. Mais aussi les affiches de l’opéra de Nancy qui – je l’ignorais alors – étaient signées par Paul Cox et Félix Müller. Je n’aime pas l’opéra, mais je regardais ces images-là. Leur esthétique m’était totalement étrangère et, en même temps, j’arrivais à les comprendre. Aussi, j’avais bien vu que quelqu’un avait dessiné un caractère typographique pour Le Monde, Jean-François Porchez en l’occurrence, et je trouvais intéressant de connaître l’histoire qu’il y avait derrière.
Il est vrai que le graphisme n’est pas la branche la plus connue des arts visuels…
É.H. – En France, c’est un métier qui n’existe pas. Aux Pays-Bas, ils font des lettres en chocolat et ils sont vachement contents de se les offrir ; en Suisse il y a des récompenses ; aux États-Unis et en Angleterre, tous les ans, plusieurs designers graphiques sont reçus à la Maison Blanche ou à Buckingham. Chez nous, ça n’existe pas. Les Français connaissent Savignac, ToulouseLautrec, et c’est à peu près tout. Le monde du graphisme est plus petit que celui de l’art, il est moins favorisé, c’est l’enfant mal-aimé de la culture. L’art contemporain, il est à la Biennale de Lyon ou à celle de Venise. La taille des villes, qu’on identifie à des thématiques, est proportionnelle à l’importance que la société veut bien donner au sujet qui les accompagne. Pour le graphisme, c’est Échirolles et Chaumont…
Peut-être parce que cela est très difficile à définir. À quel moment une œuvre de graphisme bascule-t-elle dans le domaine de l’art ?
É.H. – Pierre Huyghe (plasticien et designer français, ndlr) a dit : « Le design, c’est le trou dans le donut. » On se situe à un non-endroit, à un carrefour, ou à une frontière. Si une affiche de théâtre nous apprend que samedi soir, à la salle des fêtes, on joue Don Juan, et que le dimanche matin elle devient obsolète, alors c’est qu’a priori cette affiche ne valait pas le coup. Mais si, 10 ans plus tard, elle est à sa façon une mise en scène de Don Juan, là c’est bien plus intéressant… On peut aussi prendre l’exemple de Canal+ et son directeur artistique de l’époque, Étienne Robial. Lui, son hobby, c’est de peindre à l’identique des toiles de Mondrian et de Van Doesburg. Ces carrés de couleurs qu’on voyait dans les années 90, ce n’était pas simplement fonctionnel. Je ne dis pas que c’était aussi bien que des Mondrian, mais c’était un truc assez profond. Et je pourrais prolonger votre question : à quel moment il y a un intérêt à montrer du graphisme au public ? Puisque c’est notre sujet au Tracé. Pour être intéressant, le graphisme ne doit pas nécessairement être artistique (encore faudrait-il définir l’art d’ailleurs). Beaucoup de productions graphiques, qui ont une dimension artistique, ne seraient pas forcément pertinentes. D’autres, qui ont peut-être une moindre volonté artistique, finissent par nous apprendre des choses sur une époque, un contexte, etc. Mais à partir du moment où une esthétique nous interpelle un peu, c’est déjà suffisant.
Et le public, lors de vos expositions, comment perçoit-il les choses ?
É.H. – Ce qui est sûr, c’est que dans les expositions de graphisme, on est beaucoup plus libre que dans les expositions d’art, parce qu’il n’y a pas la pression du marché, pas de conventions, etc. Dans l’expo Sprint par exemple, il y aura des tables de ping-pong sur lesquelles on pourra jouer. Alors que si je vais voir une expo d’art, la première chose qu’on va me dire c’est : « On touche avec les yeux. » Bah chez nous non, tu peux toucher avec les mains. Cela offre au public d’autres expériences de visite et c’est en ça que c’est intéressant je pense.
Photo ©Pascale Cholette