Comme les précédentes, l’édition des 30 ans du festival L’Arpenteur, aux Adrets-en-Belledonne, vise haut (montagne oblige) avec une programmation spectacle vivant et musique passionnante et intelligente. À l’image de « La vie en vrai » de Marie Fortuit et Lucie Sansen, pépite en hommage à l’œuvre de l’immense chanteuse Anne Sylvestre.
/ Par Aurélien Martinez
« Elle ouvrait parfois sa porte à ceux qu’elle choisissait / La serrure n’est pas forte, maison, tu n’as pas de clé / Mais avec sa confiance jamais elle ne pensa / Qu’on pût user de violence pour pénétrer sous son toit. » En 1978, Anne Sylvestre chantait, dans Douce maison, l’horreur du viol en filant subtilement la métaphore. Une chanson qui, presque 50 ans après sa sortie, est malheureusement toujours d’actualité – « Si j’ai raconté l’histoire de la maison violentée / C’est pas pour qu’on puisse croire qu’il suffit de s’indigner / Il faut que cela s’arrête, on doit pouvoir vivre en paix / Même en ouvrant sa fenêtre, même en n’ayant pas de clé. »
Avec La vie en vrai (avec Anne Sylvestre), la metteuse en scène, autrice et comédienne Marie Fortuit et la musicienne et compositrice Lucie Sansen ont imaginé un écrin théâtral et musical pour l’œuvre d’Anne Sylvestre ; pour son répertoire d’une richesse et d’une modernité incroyables loin, pourtant, d’être reconnu à sa juste valeur. Car même s’il y a eu le magnifique succès Les Gens qui doutent (1977) et les fameuses Fabulettes qui ont bercé pas mal d’enfants, la culture populaire n’a pas accordé à l’autrice-compositrice-interprète la place qu’elle mérite dans le panthéon de la chanson française. Et cela chagrine Marie Fortuit et Lucie Sansen, elles qui se retrouvent pleinement dans les textes de leur illustre aînée morte en 2020 à 86 ans.
Leur reine
Sur scène, accompagnées de quelques instruments (dont un piano et une guitare), elles alternent récits personnels et morceaux d’Anne Sylvestre (une douzaine) afin d’illustrer « la façon dont l’héritage poétique et politique d’Anne Sylvestre résonne avec le parcours de deux artistes trentenaires dans les années 2020 ». Et comment des chefs-d’œuvre comme Frangines, Une sorcière comme les autres, Maryvonne ou, donc, Douce maison, s’inscrivent dans une histoire plus large que celle de la seule musique. « Anne Sylvestre écrit ses chansons, parfois non sans humour, après une colère, une indignation féroce et novatrice, une inscription ferme dans le féminisme et la militance, par la poétique et la vivacité du verbe, toujours », analysent-elles dans leur note d’intention.
En héritières informelles de la pionnière que fut Anne Sylvestre, elles s’amusent alors avec les possibilités offertes par leur riche matériau et s’écartent vite du simple tour de chant. À l’image de cette scène dans laquelle elles s’interviewent l’une l’autre en usant des nombreux clichés rétrogrades qui collaient à la peau des artistes femmes comme Anne Sylvestre il y a des décennies et sont quelquefois encore présents. Avec ces pas de côté, leur spectacle chanté devient, au fil de la représentation, autant un hommage finement élaboré (jusqu’aux arrangements) qu’un portrait en creux de deux artistes féministes d’aujourd’hui.
Là-haut sur la montagne
Sous-titré « théâtre pentu et parole avalancheuse », le festival de L’Arpenteur, piloté par l’association Scènes obliques-Espace culturel international de la montagne, fait de son environnement montagnard un atout afin de décaler le regard tout en conservant les bases d’un événement culturel exigeant. Et invite, pour cette édition anniversaire, des artistes dont l’univers rencontre ses préoccupations : le performeur Abraham Poincheval, le dessinateur Edmond Baudoin, la danseuse Claire Ducreux… Côté spectacles, certains nous intriguent fortement, comme Ma République et moi d’Issam Rachyq-Ahrad (« Issam adulte convoque les souvenirs de sa vie quotidienne auprès de sa mère pour sortir de son incompréhension et de son propre préjugé contre ce bout de tissu qu’elle porte »), la conférence astromusicale Les Quatre saisons de l’Univers, le concert marionnettique L’Art d’accommoder les restes ou encore la proposition entre musique et poésie de l’Iranienne Shadi Fathi.
Photo ©Esmeralda da Costa