Invité par le Musée de Grenoble à dialoguer avec les œuvres de la collection permanente, Guillaume Bresson se distingue en utilisant les techniques de la peinture classique pour témoigner de réalités bien concrètes de notre époque. Un artiste profondément lucide et droit dans ses bottes !
/ Par Hugo Verit
L’une de vos singularités est avant tout formelle : vous réalisez des peintures à l’huile très inspirées des peintres classiques. Quel a été votre cheminement ?
Guillaume Bresson – J’ai commencé par le graffiti à Toulouse dans les années 90. Je n’avais pas de culture artistique familiale à la base, je n’étais pas dans ce monde-là, mais je prenais tout de même des cours de peinture à l’huile en amateur. À 20 ans, je suis entré aux Beaux-Arts de Paris où je me suis confronté au milieu de l’art contemporain auquel je ne comprenais rien du tout, ce qui m’a mis un peu en marge. En parallèle, j’ai découvert le Louvre, le Centre Pompidou et j’ai tout pris sur le même niveau. Pour moi, il n’y avait pas de hiérarchie entre ce qui était ancien ou ce qui était réactionnaire, ce qui était ringard, à la mode, contemporain…
Je n’étais pas destiné à faire de la peinture classique car le premier peintre que j’ai apprécié, c’était Cézanne, mais j’ai toujours été intéressé par le travail sur le corps. Quand je suis arrivé à l’école, directement, j’ai pris des cours de modelage tous les matins, d’après modèle vivant, afin de comprendre la mécanique du corps, d’apprendre la morphologie, comment ça bouge, comment ça marche, les muscles, le squelette… Et quand, par la suite, j’ai rencontré la peinture d’histoire, j’ai vu qu’en mettant plusieurs corps dans un espace, on pouvait racontait quelque chose, je trouvais que c’était une forme qui avait disparu depuis le XIXe siècle, cette façon de raconter des histoires en peinture, au profit de l’abstraction et de la peinture moderne en général…
Vous alliez donc à contre-courant des Beaux-Arts et du monde artistique qui rejetaient alors la peinture en bloc…
G.B. – Aujourd’hui, il se passe l’inverse : tout le monde fait de la peinture, on ne voit presque plus que ça. Mais les plus jeunes, qui sortent maintenant des Beaux-Arts, ils ne se rendent pas compte qu’il y a 20 ans c’était impossible. Pendant mes études, on me disait : « La peinture, c’est ringard, c’est réactionnaire. » Et « réactionnaire », c’est l’insulte ultime dans le monde de la culture. Tout de suite, on est éliminé. J’ai eu beaucoup de mal à trouver un atelier à l’école, j’ai dû travailler chez moi quasiment toute ma scolarité.
Comment expliquez-vous cette opposition farouche à la peinture ?
G.B. – D’abord, c’est vraiment caractéristique de la France. Ici, il y a peut-être une idée de l’histoire de l’art un peu linéaire, qui veut que la modernité se soit construite contre les peintres pompiers, contre la peinture classique, contre la peinture de mise en scène qui implique un récit, presque de la littérature, qui met l’espace en perspective. Toutes ces choses ont été contredites par toute la modernité. En même temps, il y avait aussi des enjeux plus personnels : certains artistes, devenus profs aux Beaux-Arts, avaient tout intérêt à ce que leur esthétique perdure pour pouvoir perdurer eux-mêmes sur le marché. J’ai senti que beaucoup de gens avaient pris des positions un peu défensives.
Moi qui venais d’un endroit où je ne connaissais pas l’art, je n’avais pas envie d’aller dans un truc un peu snob d’abstraction. je préférais une pratique qui raconte quelque chose du monde. À ce moment-là, il y avait des émeutes en France qui marquaient l’imagerie collective à travers les médias. Et je trouvais que représenter ce type d’événements – des émeutes, des révoltes, de la violence – par la mise en scène en peinture, ça déplaçait le regard habituel qu’on pouvait avoir sur ces images. Je trouvais intéressante cette reconstruction de la réalité : on prend plusieurs choses réelles et on les rassemble sur une scène, dans un tableau, dans un espace en perspective. Ça donnait quelque chose de plus honnête, une sorte de vérité sur le monde qui était plus vraie qu’une photo, un fragment, un cadrage. Ça avait un potentiel infini pour représenter la réalité sociale contemporaine.
« Dans la plupart des tableaux anciens, c’est toujours le pouvoir qui commande au peintre une représentation de sa gloire, de ses victoires militaires. »
En effet, pendant plusieurs années, vous avez peint des scènes de violence, dans des parkings, dans la rue… Travail que vous avez récemment mis en perspective, au château de Versailles, avec les victoires coloniales de Louis-Philippe peintes par Horace Vernet. Quelle était l’intention ?
G.B. – Dans la plupart des tableaux anciens, c’est toujours le pouvoir qui commande au peintre une représentation de sa gloire, de ses victoires militaires. Ce sont des tableaux extrêmement violents, bien plus que les miens. Par opposition, je voulais montrer comment la violence fonctionne, comment elle circule, plutôt que des représentations du pouvoir et de sa propagande. Montrer la violence depuis le point de vue des gens qui la subissent, plutôt que de ceux qui l’infligent. C’est comme ça qu’on a opposé les tableaux de cette série-là avec ceux d’Horace Vernet à Versailles. Le lien est d’abord historique : je représente une violence qui se passe dans les marges, avec des personnages qui sont les descendants de ceux qui se font massacrer dans les tableaux d’Horace Vernet. Il y a une généalogie et une causalité entre ce qu’il se passait dans les tableaux de l’époque et ce qu’il se passe maintenant, partout, en Europe, en France… Chez Horace Vernet, on voit les grands généraux dans un beau ciel bleu avec un décor presque orientaliste, alors que mes scènes se déroulent dans des souterrains sous une lumière de néon. C’est presque l’environnement qui est déjà violent.
Oui, vous peignez la violence pour essayer de la comprendre…
G.B. – J’ai grandi dans l’esthétique des clips de rap où il y a une valorisation, une esthétisation de la violence. Et d’un point de vue bourgeois, c’est mal d’esthétiser la violence. Mais dans ces conditions sociales de vie, il n’y a pas le choix. Pour s’en sortir, on est obligé de montrer une certaine masculinité, une certaine virilité, et donc une forme de violence. Montrer ce point de vue-là, cette valorisation d’une esthétique de la violence, c’est aussi montrer que dans certaines conditions de vie, la morale bourgeoise qui dit « la violence, c’est mal », ça ne tient plus la route. Il ne faut pas émettre de jugement surplombant sur les gens qui la produisent et la reproduisent. C’est une violence sociale qui circule entre les individus et les générations.
Mais ne craignez-vous pas justement de conforter les bourgeois dans leurs stéréotypes vis-à-vis de ces groupes sociaux déjà stigmatisés ?
G.B. – Je ne pense pas car les gens qui vont acheter ces tableaux-là, ils vont les aimer, ils vont les mettre dans leur salon avec leur famille… Le stéréotype, il est plutôt porté par l’esthétique des médias, des images qui font peur… Mes tableaux ont une douceur aussi, certains corps-à-corps ressemblent presque à des câlins, il y a une ambiguïté et donc une énergie qui passe et qui change la perception du sujet. C’est ça l’intérêt de la peinture. Si ce n’était pas peint comme ça, ça pourrait être un lieu commun.
Et en même temps, je trouve très intéressant de ne pas éviter le lieu commun, le cliché. Car la posture esthétique d’éviter les clichés, pour moi c’est très snob, c’est la posture conservatrice par excellence. J’ai été vachement influencé par Bourdieu et son livre La Distinction. Quand je vois des artistes ou des critiques qui veulent dénigrer quelque chose parce que c’est trop cliché, désormais je vois une posture de distinction sociale. Les clichés, c’est justement le lieu commun (au premier sens du terme, ndlr) donc il faut le prendre à bras-le-corps, et le travailler plutôt que l’éviter.
On l’aura compris : pendant longtemps, vous avez peint des anonymes, des invisibles, des personnes qui n’étaient jamais représentées en peinture. Pourquoi ce choix ?
G.B. – Ce n’était pas du tout conscient au départ. J’ai commencé à peindre mes amis et je me suis aperçu qu’en les mettant dans les mêmes poses que les tableaux classiques, ça donnait quelque chose de complètement différent. Car on avait tout simplement pas l’habitude. Mais j’ai mis du temps à voir ce qu’il y avait de politique là-dedans. Et tant mieux, car ça peut être une stratégie pour un artiste de faire des choses engagées, ça devient presque un truc pour se faire applaudir. D’ailleurs, maintenant je travaille moins sur ces sujets. Car tous ces gens sont beaucoup plus représentés en peinture aujourd’hui. Et puis il y a beaucoup plus d’artistes noirs, d’artistes femmes et de minorités dans le champ de l’art désormais, qui sont peut-être plus pertinents que moi pour faire ce travail-là. Surtout depuis que j’appartiens à la bourgeoisie culturelle, ça me paraît un peu hypocrite…
On aura justement l’occasion de voir toute la diversité de votre œuvre (des scènes de violence, certes, mais aussi des corps qui chutent, du portrait, du paysage) au Musée de Grenoble qui vous a invité à dialoguer avec les œuvres des collections permanentes. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette proposition ?
G.B. – L’étendue des périodes de l’histoire de l’art qu’il y a ici. À l’expo de Versailles, j’étais dans un contexte très ancien alors qu’à Grenoble, ça va de la Renaissance jusqu’à l’art contemporain. À travers cette carte blanche, j’ai pu établir un parcours qui représente comment se sont construites mes références. Cela montre comment un peintre contemporain – à l’inverse des époques précédentes où l’on était toujours dans une chapelle ou dans un atelier, où l’on se devait d’être fidèle à son camp – peut prendre ses racines n’importe où. Je suis donc venu plusieurs fois pour me promener dans le musée, j’ai regardé quels tableaux me plaisaient le plus, tout simplement. Autant dans la peinture classique (Pérugin, Ribera, Champaigne, Claude le Lorrain) que du côté des artistes minimalistes américains qui m’ont vraiment marqué (Donald Judd, Sol LeWitt, Ellsworth Kelly). J’ai donc essayé de construire un accrochage avec mes propres tableaux en jouant sur des similitudes et des différences.
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Photo ©Nicolas Pianfetti